- KABIR
- KABIRKab 稜r est l’un des noms les plus fameux et les plus révérés dans toute la tradition indienne. Du Pendjab au Bengale et des frontières hymalayennes à l’Inde méridionale, il est connu comme poète, mystique et réformateur religieux par les hindous comme par les musulmans. Il passe aussi pour être le père de la littérature hind 稜, dont il fut, en effet, le premier grand poète. Ses dates sont incertaines, mais l’on sait qu’il vécut au XVe siècle. Certains ont vu en lui une sorte de «Luther indien».En tant que mystique, Kab 稜r n’a pas cherché à rationaliser son expérience: il n’est aucunement théologien. Il semble qu’il ait eu la conviction que cette expérience était non seulement, par nature, ineffable mais encore inconciliable avec un dogme quel qu’il fût. Farouche défenseur de l’unité de l’Être, il s’exprime tantôt en monothéiste et tantôt en panthéiste sans souci des contradictions, qui sans doute pour lui n’existaient pas. Son expérience, qui est celle d’un homme du peuple, indifférent aux dogmes et aux systèmes, est l’une des plus pures qui soient.Les «Paroles» de Kab size=5稜rOn sait peu de choses de Kab 稜r, si ce n’est qu’il était un Jul h , c’est-à-dire un tisserand musulman, et qu’il vivait à Bénarès, la cité sainte de l’hindouisme, alors soumise comme toute l’Inde septentrionale et centrale à l’hégémonie musulmane. Les Jul h s, artisans de basse caste passés à l’islam, n’étaient que superficiellement islamisés. On a même douté que Kab 稜r, en dépit de son nom musulman, ait été lui-même circoncis. Il appelle les musulmans «Turcs». La tradition hindoue a cherché à «hindouiser» Kab 稜r en en faisant le fils d’une veuve brahmane (donc enfant illégitime) abandonné et recueilli par un Jul h et son épouse.Pauvre artisan, Kab 稜r était probablement illettré et n’a jamais rien écrit. Ses œuvres sont des «Paroles» (b ユ 稜 ) rythmées, d’abord transmises par la tradition orale, puis rassemblées en compilations élaborées à des dates et en des lieux divers. Il n’existe donc pas de «texte authentique» des poèmes de Kab 稜r, et sa célébrité même explique qu’un grand nombre de «Paroles» et d’écrits apocryphes lui aient été attribués au cours des âges. On possède pourtant trois collections relativement anciennes et tenues pour «authentiques» des paroles de Kab 稜r: le B 稜jak, compilé probablement à Bénarès par les Kab 稜r-panth 稜s, «ceux qui suivent le chemin de Kab 稜r», secte qui se réclame de Kab 稜r mais qu’il n’a pas fondée; le Guru-Granth (le livre saint des Sikhs), compilé au début du XVIe siècle et contenant une importante collection de poèmes de Kab 稜r, les Sikhs considérant celui-ci comme un grand saint; enfin une collection dite Kab 稜r-Granth val 稜, qui représente la tradition des D d -panth 稜s du Rajasthan. Le fondateur de cette secte, D d Day l (XVIe s.), musulman de basse caste comme Kab 稜r, était profondément imprégné de son esprit et la secte a conservé pieusement les «Paroles» de Kab 稜r. C’est sur la base de ces trois compilations qu’est fondée l’unique édition critique, parue à Allah bad en 1965.Les «Paroles» de Kab 稜r revêtent deux formes principales, qui sont toutes deux traditionnelles: d’une part, les doh s , sorte de couplets rimés que l’on appelle aussi s kh 稜s, «témoignages», parce qu’ils expriment sous une forme concise l’enseignement d’un saint ou d’un yogi sur la Réalité inaccessible dont il «témoigne»; d’autre part, le pad , court poème à la rime riche et au mètre lâche, pourvu d’un refrain et destiné à être chanté sur l’un des modes mélodiques traditionnels, dit r g. Le thème des pads est proprement religieux; il exprime la louange (k 稜rtan ) ou l’adoration (bhajan ) d’une divinité toute-puissante et miséricordieuse qui est d’ordinaire le grand dieu Visnu-Hari. Le chant communautaire des pads, dit aussi bhajan ou k 稜rtan, est l’expression caractéristique de la piété ardente du vishnouisme, que Kab 稜r admirait et savait partager – sans accepter pour autant le point de vue vishnouite sur les avat ra ou manifestations visibles de la Divinité suprême. Les vishnouites, d’ailleurs, revendiquent Kab 稜r, parce que les noms qu’il donne de préférence à Dieu: R m, Hari, M dhao, etc. sont des noms vishnouites, et parce qu’il partage la foi vishnouite dans le pouvoir purificateur et sauveur du Nom divin. La tradition hindoue affirme que Kab 稜r, bien que musulman, fut le disciple du saint vishnouite R m nand à qui il devrait sa dévotion au «Nom de R m». Mais on sait peu de choses sur R m nand, lequel a dû précéder Kab 稜r d’une ou plusieurs générations. Kab 稜r ne le mentionne jamais comme son guru et l’on peut douter qu’il ait eu un guru humain: il ne connaissait d’autre guru que le Maître intérieur, qu’il appelle Satguru , «le Parfait Guru». Certains ont voulu voir en Kab 稜r un soufi: il est probable qu’il entra en contact avec les soufis, mais il ne semble pas qu’il ait été considérablement influencé par leur enseignement, bien qu’il leur ait emprunté certains symboles.Un enseignement hostile aux religions révéléesKab 稜r rejetait toute autorité scripturaire, aussi bien celle du Veda que du Qor n. Ses poèmes renvoient ironiquement dos à dos les sectateurs des «deux religions», cadis et moullas musulmans, brahmanes et pandits hindous:DIR\En lisant et en commentant le Veda, les pandits[se sont égarésEt ils n’ont pas compris le mystère de leur propre[moi.Culte du soir, libations aux ancêtres, les six actes[prescritsEt mainte pratique de ce genre: voilà leur religion!Ô Cadi, quel est le livre que tu vas commentant?Jour et nuit, tu clabaudes et tu argumentes,Et tu ne comprends pas que tous les systèmes se[valent.Sûr de ton autorité, tu pratiques la circoncision;Mais moi je ne suis pas d’accord, frère!Si Dieu voulait me circoncire,Ne pouvait-il le faire lui-même?Ô Pandit, tout ce que tu dis est mensonge!Si en répétant R m le monde est sauvé,Alors en disant «sucre», la bouche est sucrée?Le mystère de l’âme, nul ne comprend,Et dans leur égarement ils parlent de deux[religions!L’Hindou et le Turc n’ont qu’un seul Seigneur;Que fait donc le moulla et que fait le sheikh?Dit Kab 稜r: Je suis devenu fouEt mon âme en secret s’est absorbée dans l’Absolu./DIROutre les vishnouites et les soufis, Kab 稜r a été lié étroitement, semble-t-il, avec les yogis « Naths », sectateurs de Gorakhn th (Xe-XIIe siècle?) et adeptes d’une forme particulière de Hatha-yoga, dont les conceptions se trouvent largement répandues dans les masses dès le XIIIe siècle. Les conceptions philosophiques des N ths rejoignaient celles de sectes plus anciennes, inspirées du bouddhisme tardif dit «tantrique»; ces yogis enseignaient une «géographie» particulière du corps, qu’ils croyaient pouvoir transmuer et rendre immortel, comme un vil métal est transmué en or incorruptible par l’alchimie. Ils étaient aussi magiciens et pratiquaient eux-mêmes l’alchimie. Les N ths étaient gens de très basse caste et s’exprimaient dans la langue du peuple. Beaucoup étaient mariés, et on les appelait g リhasth 稜 yog 稜n (yogis mariés); nombre d’entre eux étaient tisserands et se convertirent à l’islam comme d’autres artisans. On a supposé que la famille de Kab 稜r était issue de ces yogis. Le poète paraît en tout cas bien connaître les conceptions des N ths et leur langage technique. Il leur a peut-être emprunté leur mépris du Veda et des pratiques brahmaniques. Mais il s’est moqué aussi de leurs techniques et des prétentions à l’immortalité de ces «yogis de pacotille».Parce qu’il répudie «les deux religions» et affirme que «Allah et R m» ne font qu’un et que l’Être suprême «est le même dans tous les corps», Kab 稜r est souvent passé pour un champion du syncrétisme hindou-musulman et de l’unité de toutes les religions. En réalité, il est adversaire acharné de toute religion révélée, de toute «Écriture»:DIR\À force de lire et de lire, le monde est mort,et nul n’est devenu savant!/DIRLa foule ignorante court à sa perte en suivant la voie montrée par ces guides aveugles, ces faux bergers. Apostrophant le brahmane, Kab 稜r dit:DIR\Je suis la bête et toi, mon Révérend, tu es le bergerQui me garde de naissance en naissance,Mais jamais tu n’as pu me conduire au pâturage:Comment donc es-tu mon maître?/DIRSi Kab 稜r poursuit de ses sarcasmes brahmanes et cadis, chatouilleux défenseurs d’une orthodoxie puérile, s’il stigmatise les vaines grimaces et l’hypocrisie de ces saints hommes qui «sur les marchés et les places s’absorbent en méditation», sa critique dépasse les vices et faiblesses des hommes pour atteindre leurs croyances – qu’il semble souvent déformer. Mais c’est au fond sans importance, car ce que Kab 稜r dénonce, c’est leur prétention à dévoiler quelque chose du mystère divin. Pour lui, il n’y a de véritable révélation qu’intérieure: la «Parole» silencieuse, semblable à une flèche acérée, dont le Parfait Guru, tel un archer infaillible, transperce le fond de l’âme. Il n’y a pas d’autre source de connaissance religieuse que l’Expérience, parc (en sanskrit, paricaya ), terme qui signifie «connaissance» (en anglais, acquaintance ) par la vision ou le contact. Et cette expérience, pour Kab 稜r, est essentiellement une expérience d’unité: elle opère l’abolition de toute dualité illusoire et conduit l’être fini, au-delà de toute perception ou connaissance distincte, à une réabsorption dans un état indifférencié, ineffable, qui est spontanéité pure, et que Kab 稜r appelle d’un terme yogique, Sahaj .L’Expérience et ses voiesC’est le plus souvent en termes yogiques et plus particulièrement dans des termes techniques appartenant au vocabulaire des N ths que Kab 稜r évoque l’Expérience et les voies qui y conduisent. Mais l’aisance avec laquelle il manie ce vocabulaire peut faire illusion sur la véritable portée de ses paroles. En fait, Kab 稜r n’attend rien des pratiques ascétiques et des recettes alchimiques des N ths: c’est en vain que ceux-ci s’épuisent en litanies et en postures, et qu’ils mettent leur confiance – sans rien comprendre au yoga spirituel – dans de grossières amulettes: tel le gros anneau de corne ou de bois passé dans le pavillon de l’oreille, sifflet de corne pendu au cou et d’autres objets à signification ésotérique qui font partie de la panoplie des yogis N ths, dits aussi K nphata yog 稜n, «yogis à l’oreille fendue»:DIR\Celui-là est le vrai Yogi qui porte son anneau en[esprit:Nuit et jour, il est éveillé!En esprit sa posture, en esprit ses pratiques,En esprit ses litanies et son ascétisme, en esprit ses[paroles,En esprit son crâne, en esprit son sifflet,Allégrement il joue sur sa flûte la musique[silencieuse.../DIRLeurs recettes d’immortalité ne sont qu’imposture: la Mort règne sur le monde – que Kab 稜r décrit comme une gigantesque balançoire:DIR\Les myriades d’êtres vivants se balancentTandis que la Mort médite:Des millions d’âges sont passésEt jamais elle n’a essuyé une défaite!/DIRKab 稜r croit connaître pourtant le secret de cette impossible victoire sur la Mort:DIR\Mort après mort, le monde meurt– mais nul ne sait mourir;Kab 稜r , nul ne sait mourirde telle façon qu’il ne meure plus!/DIRNul n’échappe à la corruption ou au bûcher funéraire, mais il est, avant celui-ci, une autre mort, que Kab 稜r appelle «la mort vivante»:DIR\Si je brûle la maison, elle est sauvée,si je la préserve, elle est perdue:Voyez une chose étonnante:celui qui est mort triomphe de la Mort!/DIRPour Kab 稜r, le monde matériel, concret, est celui des apparences: Dieu, la Réalité unique, est immanent à l’univers, il est présent dans tous les corps, les âmes vivent en lui sans le reconnaître, telles des épouses qu’un aveuglement invincible empêchent de reconnaître l’Époux. Kab 稜r a de la vie temporelle et du monde une vision totalement pessimiste: aucune tendresse humaine, aucun lien familial n’a de valeur à ses yeux. Chaque être est seul devant son destin, perdu dans l’«océan de l’existence», c’est-à-dire dans le monde de la transmigration, source de douleur sans fin. Cependant Kab 稜r accorde une valeur symbolique à l’amour conjugal, et surtout à la souffrance de la séparation d’avec l’aimé. La situation typiquement hindoue de l’adolescente mariée dans la petite enfance et qui attend anxieusement le retour de l’Époux et l’union non encore consommée reste pour lui le plus parfait symbole de la condition de l’âme encore enchaînée dans les liens de l’existence, incertaine de son destin:DIR\Elle tremble, elle tremble, la petite âme:Je ne sais ce que mon Époux va faire de moi...Voici que la nuit est passée –que le jour ne passe pas de même:L’abeille noire s’est envolée,c’est l’âge du canard blanc.../DIR(par allusion à la couleur des cheveux, l’abeille noire symbolise ici la jeunesse, le canard blanc la vieillesse).Toutes les «épouses» ne sont pas destinées à reconnaître l’Époux mais celle-là seule, dit Kab 稜r, «qui porte le signe sur le front». Et le signe même de l’élection est l’angoisse de la séparation, une soif torturante, inextinguible:DIR\O M dhao, Tu es l’eau dont la soif me dévore,Au sein de cette eau, le feu de mon désir grandit,Tu es l’océan et je suis le poissonQui demeure dans l’eau et languit de son absence.../DIRLa conception que se fait Kab 稜r de la bhakti , «dévotion» ou amour divin, bien qu’influencée par les conceptions vishnouites, s’en distingue pourtant nettement: pour lui, l’amour de R m n’est pas la voie facile, faite de tendre abandon, de repos et de douceur; c’est la voie héroïque où l’homme s’engage au mépris de sa propre vie:DIR\La Bhakti est l’épouse aimée de R m – elle n’est[pas pour les lâches:Coupe-toi la tête et prends-là dans tes mains, si[tu veux obtenir R m!/DIRR m est un «océan de joie», mais il n’est pas savouré comme une récompense, car l’homme n’arrive au bout du chemin que dans la dissolution de son être fini, l’abolition de son moi, «comme la jarre est dans l’eau et l’eau dans la jarre, au-dedans et au-dehors, rien que de l’eau!» Les formules, souvent admirables, abondent, par lesquelles Kab 稜r s’efforce de suggérer l’ineffable Expérience; ainsi ce peut être la fin d’un spectacle:DIR\La lampe s’est vidée, l’huile s’est épuisée,Le tambourin s’est tu, le danseur s’est couché,Le feu s’est éteint et nulle fumée ne s’élève,L’âme est absorbée dans l’Unique et il n’y a plus[de dualité./DIRC’est le plus souvent le thème de la rencontre et de la fusion:DIR\Celui que j’allais chercher est venu à ma rencontre,Et celui-là est devenu moi, que j’appelais Autre!Quand j’étais, Hari n’était pas, maintenant Hari[est et je ne suis plus.../DIRLa vie mortelle semble se poursuivre; pourtant elle n’est plus qu’une fragile apparence:DIR\Le yogi qui était là a disparu:seules les cendres gardent la posture.../DIR
Encyclopédie Universelle. 2012.